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Les rêves sont aussi simples ou aussi compliqués que le rêveur.
Liet KYNES,
Dans l’Ombre de Mon Père.
Liet ne dit pas un mot en suivant les hommes armés dans le repaire de la montagne glacée. Il observait le moindre détail en essayant de comprendre la facture militaire.
Les tunnels avaient été creusés dans la croûte de permafrost et consolidés avec un polymère transparent. Il y faisait si froid que Liet pouvait voir la condensation de son haleine, ce qui lui faisait prendre tragiquement conscience de l’eau qu’il perdait à chaque souffle.
— Vous êtes des contrebandiers ? demanda Warrick.
Dans un premier temps, il était resté abattu et silencieux, honteux de s’être laissé capturer aussi facilement, mais à présent, il était intrigué et ses yeux exploraient avidement les alentours.
L’homme qui avait dit s’appeler Dominic Vernius se tourna vers eux sans ralentir le pas.
— Oui, nous sommes des contrebandiers, gamins… et beaucoup plus encore. Notre mission va bien au-delà de nos intérêts et du profit.
Il ne semblait pas en colère, songea Liet. Derrière sa moustache, il souriait avec sincérité. Ses dents étaient d’un blanc éclatant, il avait le haut du crâne chauve et patiné, et affichait une expression sincère, avec un regard clair. Pourtant, Liet devinait que cet homme autrefois fort et loyal avait perdu une part de sa vie, qu’il y avait en lui un vide. On l’avait dépossédé de bien des choses qu’il avait dû remplacer de l’intérieur.
Dom, tu ne penses pas que tu leur en montres un peu trop ? demanda un homme au visage pustuleux dont les sourcils n’étaient plus qu’une cicatrice cireuse. Nous seuls t’avons prouvé notre loyauté par le sang – et jamais aucun étranger ne s’est mêlé à nous. Exact, Asuyo ?
— Ça, je ne peux pas dire que je me fie moins à un Fremen qu’à n’importe quel sbire de Tuek, et on travaille bien avec lui, non ?…
Asuyo était un vétéran décharné aux cheveux gris hirsutes. Un ancien insigne et quelques médailles paraient sa combinaison fatiguée.
— Tuek vend peut-être de l’eau mais je l’ai toujours trouvé un peu… visqueux.
L’homme qui s’appelait Dominic les interrompit.
— Jodham, ces garçons nous ont repérés sans que nous nous soyons montrés. Nous avons commis une erreur – réjouissons-nous d’avoir affaire à des Fremen et non à des Sardaukar. Les Fremen n’aiment pas plus l’Empereur que nous. Pas vrai, les gamins ?
Liet et Warrick échangèrent un bref regard.
— L’Empereur Shaddam est loin d’ici, et il ignore tout de Dune.
— Et tout de l’honneur. (Une expression tourmentée joua fugacement sur le visage de Dominic Vernius, et il changea de sujet.) J’ai entendu dire que le Planétologiste Impérial avait épousé la cause des indigènes, qu’il était devenu Fremen et partit de refaire cette planète. Est-ce vrai ? Et Shaddam accepterait cela ?
— L’Empereur ne sait rien des plans écologiques. (Liet décida de ne pas révéler sa véritable identité et se présenta sous son nom d’emprunt :) Je m’appelle… Weichih.
— Ma foi, fit Dominic avec un air lointain, c’est une bonne chose que d’avoir des rêves aussi grandioses qu’impossibles. Nous en avons tous.
Liet n’était pas certain de ce qu’il voulait dire.
— Pourquoi vous cachez-vous ici ? Et qui êtes-vous donc ?
— Nous sommes ici depuis quinze ans, et ce n’est qu’une seule de nos bases. Nous en avons une autre hors-monde, bien plus importante, mais je dois dire que j’ai un faible pour cette première tanière sur Arrakis.
Warrick hocha la tête.
— Je vois : vous avez créé votre propre sietch ici.
Dominic Vernius s’arrêta devant une baie de plass qui s’ouvrait sur une profonde fissure dans les falaises. Tout en bas, sur le sol de gravier, des vaisseaux de formes diverses étaient alignés en ordre militaire. Des hommes chargeaient un chaland qui s’apprêtait à décoller.
— Tu sais, mon garçon, nous avons mieux qu’un sietch et pas mal de connexions cosmopolites. (Vernius observa longuement ses deux jeunes prisonniers.) Mais nous devons garder le secret. Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ? Pourquoi êtes-vous venus ici ? Et comment avez-vous réussi à percer notre camouflage ?
Warrick s’apprêtait à répondre, mais Liet le devança :
— Qu’est-ce que nous aurons en échange si on vous le dit ?
— Vos vies, peut-être ? fit Asuyo.
Liet secoua la tête d’un air décidé.
— Même si nous vous disions les fautes que vous avez commises, vous pourriez nous tuer. Vous êtes des hors-la-loi, pas des Fremen : comment croire à votre parole ?
— Des hors-la-loi ? s’esclaffa Dominic avec une pointe d’amertume. Les lois de l’Imperium ont causé plus de mal que n’importe quelle trahison personnelle… si ce n’est peut-être celle de l’Empereur en personne. Que ce soit le vieil Elrood ou Shaddam, à présent. (Il y avait toujours dans son regard cet éclat étrange, cette distance.) Maudits Corrinos… (Il s’écarta de la baie et reprit :) Dites-moi, garçons, vous n’avez pas l’intention de me livrer aux Sardaukar, n’est-ce pas ? Je suis convaincu qu’on offre encore une prime fantastique pour avoir ma tête.
Warrick se tourna vers son ami, aussi intrigué que lui.
— Monsieur, nous ne savons même pas qui vous êtes.
Quelques contrebandiers éclatèrent de rire et Dominic eut un soupir de soulagement, tout en paraissant quelque peu désappointé. Il se frappa la poitrine.
— Je suis le héros de la Révolte d’Ecaz, celui qui a épousé une concubine de l’Empereur. Celui qui a été renversé par les usurpateurs qui se sont emparés de ma planète : Ix.
La politique de l’immense Imperium échappait absolument à Liet. Il n’était qu’un jeune Fremen et, même s’il lui advenait de rêver de voyages hors-monde, il doutait que cela se réalise un jour.
Dominic Vernius posa la main sur la paroi.
— Ces tunnels me rappellent constamment Ix, vous savez…
C’est pour cela que j’ai choisi ce refuge et que j’y reviens constamment.
Il parut sortir de sa rêverie, surpris de voir ses camarades contrebandiers encore là.
— Asuyo, Jodham – nous allons emmener ces jeunes gens jusqu’à mon bureau. (Avec un sourire malin, il ajouta en se tournant vers Liet et Warrick :) Il a été copié sur une chambre du Grand Palais, pour autant que je m’en souvienne. Vous savez, je n’ai pas eu le temps d’emporter les plans quand nous avons déguerpi précipitamment.
Il continua à évoquer son passé d’une voix neutre, comme s’il commentait un livre-film historique :
— Ma femme a été assassinée par les Sardaukar. Ma fille et mon fils sont exilés sur Caladan. Auparavant, j’avais lancé un raid sur Ix et j’ai bien failli être tué. J’y ai perdu beaucoup d’hommes, et c’est Jodham qui m’a tiré d’affaire. Et depuis je me cache, mais je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour frapper ces lochons, les Empereurs qui m’ont trahi et ces fourbes du Landsraad qui ont failli à leur cause !
Ils passèrent devant des hangars où des machines et des véhicules étaient couverts de bâches, des ateliers où des mécaniciens s’activaient entre des pièces détachées.
— Mais jusqu’à présent, je me suis limité à de simples opérations de vandalisme : abattre les monuments des Corrinos, défigurer leurs statues, monter des canulars scandaleux. Je suis devenu un fléau pour Shaddam. Évidemment, avec sa nouvelle fille, Josifa – la quatrième qu’il a eue sans héritier à l’horizon – il a déjà pas mal de problèmes en dehors de ceux que je peux lui créer.
Jodham, l’homme au visage grêlé, grommela :
— C’est devenu notre unique but : harceler les Corrinos.
Asuyo ajouta d’une voix rauque :
— Nous devons la vie au Comte Vernius, plusieurs fois même – et nous ne laisserons personne le menacer. J’ai abandonné ma commission d’officier, mes économies et mon grade de soldat impérial pour rejoindre cette bande. Et ce ne sont pas deux marmots Fremen qui dévoileront nos secrets, ça, je peux le dire.
— On doit croire à la parole d’un Fremen, rétorqua Warrick d’un ton indigné.
— Mais nous n’avons pas donné notre parole, remarqua Liet, le regard dur. Pas encore.
Ils pénétrèrent dans une pièce emplie de précieux trésors entassés avec maladresse, comme si quelqu’un dépourvu de culture avait accumulé des choses au hasard de sa mémoire. Des pièces d’or débordaient des coffres ouverts, comme dans le repaire d’un pirate. Elles étaient frappées à l’effigie de Shaddam à l’avers et gravées du Lion d’Or au revers. Tout donnait l’impression que le Comte chauve ne savait que faire de son butin.
Il passa une main calleuse sur une coupe pleine de billes d’émeraude de la taille de son auriculaire et dit :
— Des perles-mousse d’Harmonthep. Shando les aimait beaucoup. Elle disait que leur vert était parfait.
Il ne semblait pas profiter de toutes ses richesses mais y chercher plutôt la consolation du souvenir.
Il congédia Jodham et Asuyo et s’installa dans un fauteuil violet tout en indiquant des coussins de l’autre côté de la table basse. La teinte du bois lisse variait de l’écarlate au cramoisi en cernes flous.
— Du bois-de-sang poli, fit Dominic en tapotant sur la table, suscitant ainsi un frisson de teintes nouvelles. La sève coule encore lorsqu’on la réchauffe, même des années après que l’arbre a été abattu.
Son regard se promena sur les tentures et les murs où étaient accrochés des croquis aux cadres somptueux. Dominic Vernius avait dû les faire de mémoire, en puisant dans des souvenirs trop précis, mais ils ne témoignaient pas vraiment d’un grand sens du dessin.
— Mes hommes se sont battus à mes côtés dans les forêts de bois-de-sang, sur Ecaz, reprit-il. Nous avons tué beaucoup de rebelles, et nous avons incendié leur base au cœur de la forêt. Jodham et Asuyo, que vous avez vus, étaient deux de mes capitaines. Jodham a perdu son frère là-bas… (Il inspira longuement.) En ce temps-là, j’ai accepté de plein gré de répandre le sang au nom de l’Empereur, j’avais juré allégeance à Elrood IX et j’attendais une récompense en retour. Il m’a offert tout ce que je désirais, et je lui ai pris l’unique bien auquel il tenait et suscité ainsi sa colère.
Il plongea la main dans une coupe vernissée et brassa les pièces d’or.
— Aujourd’hui, je fais tout ce que je peux pour m’opposer à l’Empereur.
Liet plissa le front.
— Mais Elrood est mort depuis des années. J’étais encore un enfant. Et c’est Shaddam IV qui est sur le Trône du Lion d’Or, non ?
— Nous n’avons guère d’informations sur l’Imperium, mais même moi je sais cela, ajouta Warrick.
— Hélas, Shaddam est aussi haïssable que son père. (Le Comte se leva, comme s’il prenait soudain conscience des années qu’il avait passées dans la clandestinité.) Très bien. Écoutez-moi. Bien sûr, nous sommes furieux et indignés que vous ayez pu repérer notre base. Deux gamins… vous avez quel âge ? Seize ans ? Mes hommes sont très vexés. J’aimerais beaucoup que vous m’accompagniez à l’extérieur pour me dire ce que vous avez remarqué. Dites votre prix, j’accepte d’avance.
Prudent et conscient des conséquences, Liet réagit en vrai Fremen :
— Nous acceptons, Dominic Vernius – mais je précise que nous mettrons votre obligation de côté. Quand je désirerai que vous vous en acquittiez, je vous le demanderai – de même que Warrick. Pour l’heure, nous allons expliquer à vos hommes comment rendre votre retraite invisible. (Il sourit et ajouta :) Même pour le regard des Fremen.
Les contrebandiers suivaient les deux jeunes Fremen qui leur indiquaient les traces imparfaitement effacées, la subtile décoloration de la falaise, les marques trop évidentes qui longeaient la pente de rocaille. Même ainsi, les hommes de Vernius n’arrivaient pas à comprendre vraiment que cela ait pu être aussi évident à leurs yeux de Fremen. Mais Jodham, renfrogné, promit d’appliquer les changements qu’ils suggéraient.
Dominic Vernius secoua la tête, stupéfait.
— Quelles que soient les précautions qu’on prenne pour protéger sa maison, il y a toujours un moyen de les contourner. Sur Ix, des générations de chercheurs ont tenté d’isoler parfaitement la planète. Seule notre famille avait connaissance de l’ensemble du dispositif. Quel gaspillage d’efforts et de solaris ! Nos cités souterraines étaient réputées imprenables, et nous avons fini par nous montrer laxistes. Tout comme ici.
Il claqua amicalement l’épaule de Jodham. Le vétéran grimaça en continuant son travail.
Une fois encore, Dominic Vernius soupira.
— Au moins, mes enfants ont réussi à s’enfuir. Ces immondes Tleilaxu et cette maudite Maison de Corrino !
Il cracha, ce qui fit sursauter Liet : donner ainsi un peu de l’eau de son corps était une marque de respect que l’on n’accordait qu’à de rares personnes. Mais Vernius avait proféré des insultes. Étranges manières ! songea-t-il.
Vernius les observa.
— Ma base hors-monde souffre sans doute des mêmes défauts. (Il se pencha vers eux.) Est-ce que l’un de vous accepterait de m’accompagner pour une inspection ? Nous nous rendons régulièrement sur Salusa Secundus.
Liet s’exclama :
— Salusa ? (Il se souvenait des histoires d’enfance de son père.) J’ai entendu dire que c’est un monde fascinant.
Jodham fit entendre un rire incrédule tout en grattant la sueur sur ses sourcils brûlés.
— En tout cas, on ne peut pas dire que ça ressemble encore à la capitale de l’Imperium !
Asuyo approuva.
— Je suis le chef d’une Maison renégate, fit le Comte en haussant les épaules, et j’ai fait vœu de me battre contre l’Imperium. Salusa m’a paru un bon endroit où me cacher. Qui me chercherait sur une planète-prison bouclée par toutes les forces de sécurité de l’Empereur ?
Pardot Kynes avait parlé à son fils du terrible désastre causé par la rébellion d’une famille noble anonyme. Elle s’était déclarée renégate et avait fait usage des atomiques interdits pour attaquer la capitale. Quelques membres seulement de la Maison de Corrino avaient survécu, dont Hassik III, qui avait reconstruit la dynastie et installé le nouveau gouvernement impérial sur Kaitain.
Pardot Kynes s’intéressait moins à l’Histoire ou à la politique qu’à la nature, à la façon dont une planète jadis paradisiaque était devenue un enfer après l’holocauste. Il avait toujours soutenu qu’avec un investissement suffisant et beaucoup de travail, Salusa Secundus pourrait retrouver son climat, son environnement et sa gloire d’autrefois.
— Un jour, sans doute, dit enfin Liet, j’aimerais peut-être découvrir cet endroit si intéressant.
Et il acheva en lui-même : Et qui a tellement bouleversé mon père.
Avec un grand rire sonore, Dominic lui donna une claque amicale dans le dos. Liet comprit que c’était un geste de camaraderie, même si les Fremen ne se touchaient guère que lors des duels au couteau.
— Prie pour que ce ne soit jamais, mon garçon, dit Vernius. Jamais.